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2 janvier 2017

Les désanodins (V à VII) - décembre 2016

Les désanodins

Il s'agit, dans chacun de ces dessins à l'encre, de donner à voir une trace laissée par une personne et par un événement d'apparence anecdotique, en réalité étroitement lié à un aspect de l'histoire d'un pays d'Amérique latine. Chaque objet de la série évoque en effet un moment de la vie d'un individu pris dans un contexte historique spécifique, sans que ce contexte soit explicitement montré : la violence se trouve uniquement suggérée, et les détails représentés ne prennent sens qu'en lien avec leur titre (qui les rattache à une personne singulière) et qu'en tant qu'ils sont montrés sous un angle qui perturbe l'évidence de la reconnaissance et a ainsi vocation à créer une sensation d'étrangeté chez le spectateur, alors amené à les considérer attentivement et autrement (l'ordinaire et l'insignifiant devenant énigmatiques). En somme, il s'agit, sans jamais recourir au pathos ou au didactisme, de mettre en évidence l'importance dont sont porteurs certains détails, qui ont un jour, de par leur signification individuelle et collective, cessés d'être anodins.

 

V. « Le cucarrón de la mère de Luis » 

Desanodinos - cucarron

Durant sa présidence (2002-10), le dirigeant colombien Álvaro Uribe a instauré une récompense financière pour chaque exécution d'un guérillero. Cette politique a déclenché l'affaire des « faux positifs » : les paramilitaires enlevaient de jeunes hommes pour les assassiner en les faisant passer pour des guérilleros et toucher ensuite les primes de l'État. Ils ont ainsi fait au moins 4000 victimes.

Luis fait partie des 19 garçons qui, en 2008, ont été enlevés dans la commune de Soacha, emmenés à 400 kilomètres de chez eux et abattus. Sa mère, après être allée réclamer le corps de son fils et s'être confrontée au mensonge officiel concernant la mort de celui-ci, est allée s'asseoir sur le perron de sa maison, où elle s'est mise à pleurer. Un cucarrón (une sorte de coléoptère) s'est alors approché d'elle et l'a chatouillée. Confuse, elle lui a spontanément dit : « Luis, laisse-moi donc tranquille ! »

Et ce cucarrón, auquel elle s'est dans un moment d'extrême désarroi adressée comme à son fils, est resté pour elle le symbole de ce fils disparu. 

 

VI. « La voiture d'Esteban » 

Desanodinos - auto

Pourchassée par les militaires uruguayens, la famille d'Esteban s'est installée à Buenos Aires. Mais là aussi, une dictature militaire a été mise en place (1976-83) qui a obligé la famille à vivre dans la peur d'être emprisonnée, torturée et exécutée.

Esteban, qui avait alors onze ans, savait que ses parents et lui étaient inscrits sur la « liste noire » du régime et qu'il risquait à tout moment d'être enlevé. C'est pourquoi, comme il l'avait appris, il suivait toujours, pour revenir de l'école, un trajet constitué uniquement de rues à sens unique, qu'il arpentait toujours en sens contraire à celui des voitures : il s'agissait pour lui de rester à l'affut et de pouvoir voir arriver la Ford Falcón conduite par les membres de la Triple A, qui pouvait à tout instant surgir pour l'enlever. 

 

VII. « La pierre de Javier » 

desanodinos - piedra

Javier Osuna est un journaliste colombien qui consacre son travail à la connaissance et à la révélation des massacres commis par les paramilitaires.

Un jour, ayant découvert que ceux-ci en étaient arrivés à brûler les cadavres de leurs victimes afin de dissimuler l'ampleur de leurs crimes, il s'est rendu sur un site où se trouvaient des fours crématoires. Il a été impressionné par les piles d'objets ayant appartenu aux disparus qui se trouvaient là. Comme les paramilitaires l'ont rapidement repéré, il a du quitter les lieux. Ce faisant, il a ramassé une pierre, qu'il a emportée avec lui : il avait en effet tellement de mal à croire à la réalité de qu'il venait de voir qu'il avait besoin d'emporter une preuve matérielle attestant que cela s'était vraiment produit. Et encore aujourd'hui, cette pierre demeure pour lui le symbole de l'existence réelle de cette violence en soi inimaginable. 

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